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Il est possible d’être intoxiqué par la rébellion pour le plaisir de la rébellion.
Dominic VERNIUS,
Mémoires d’Ecaz.
Les deux années passées au fond d’un puits d’esclaves n’avaient pas réussi à briser la volonté de Gurney Halleck. Les gardes le considéraient comme un prisonnier difficile, et il prenait cela comme un badge honorifique.
Brutalisé et battu régulièrement, la peau marquée de cicatrices et d’hématomes, les os fêlés… il finissait toujours par se rétablir. Il connaissait par cœur l’infirmerie et savait les miracles que les docteurs pouvaient accomplir pour qu’un esclave se remette au travail.
Ici, il travaillait plus durement que dans les tranchées de patates krall, mais il ne regrettait pas le passé moins pénible de sa vie à Dmitri : au moins, il mourrait en sachant qu’il avait tenté de se battre.
Les Harkonnens ne lui avaient jamais demandé comment il était arrivé là, il n’était qu’un prisonnier de plus, un semi-humain qui devait accomplir ses corvées quotidiennes. Les gardes pensaient qu’ils avaient fini par le mater et rien d’autre ne comptait.
Au début, on l’avait affecté aux mines du Mont Ébène. Les bagnards extrayaient l’obsidienne bleue avec des éclateurs soniques et des pics à laser. L’obsidienne bleue était une pierre translucide qui semblait absorber la lumière. Gurney et ses compagnons étaient attachés à un lien de shigavrille qui pouvait leur trancher les membres s’ils cherchaient à s’échapper.
Ils commençaient leur travail dans le givre de l’aube et s’exténuaient des heures durant sous le soleil brûlant. Une fois par semaine au moins, des esclaves étaient tués ou blessés dans des chutes de verre volcanique sous l’œil indifférent des gardes et des contremaîtres. Périodiquement, ils partaient en chasse sur tout Giedi Prime et ramenaient de nouveaux esclaves.
Plus tard, Gurney avait été transféré dans les puits de conditionnement où les esclaves traitaient les petites pièces d’obsidienne avant leur expédition. Vêtu uniquement d’un short épais, il travaillait-plongé jusqu’à la taille dans une gélatine nauséabonde, un composé de soude légèrement radioactif qui activait la pierre et lui conférait l’aura bleue et le miroitement nocturne qui la rendaient si précieuse.
Avec un amusement amer, il apprit que l’« obsidienne bleue » n’était vendue que par les marchands de gemmes d’Hagal. La source de la pierre avait toujours été un secret, même si on soupçonnait qu’elle venait d’Hagal.
Les marques et les plaies de Gurney changèrent : sa peau sans protection était brûlée, corrodée par la solution de traitement. Il ne doutait pas qu’il en mourrait dans quelques années.
Depuis l’enlèvement de Bheth, six ans auparavant, il avait renoncé à bâtir des plans à long terme. Pourtant, en pataugeant dans la gélatine fétide, en manipulant les fragments de pierre qui lui entaillaient parfois les doigts, il gardait la tête levée, essayant de distinguer le ciel, alors que les autres ne regardaient plus que la fange.
Un matin, à l’aube, le contremaître monta sur le podium. Il portait un masque respiratoire et sa tunique bleue ajustée mettait en valeur sa poitrine noueuse et sa bedaine.
— Arrêtez de rêvasser, là-dessous, et écoutez-moi. (Il éleva un peu plus la voix et Gurney y perçut un timbre étrange.) Un noble invité vient visiter notre site de travail. Glossu Rabban, l’héritier en titre du Baron Vladimir. Il souhaite examiner nos quotas et il va sans doute exiger de vous un effort, bande de vers paresseux. Alors aujourd’hui, faites-en un maximum, parce que, demain, vous aurez congé pour vous présenter au garde-à-vous à son inspection. Et ne croyez pas que ce ne soit pas un honneur. Je suis moi-même surpris que Glossu Rabban daigne renifler votre puanteur.
Il se mit à fredonner.
Gurney plissa les yeux. L’ignoble Rabban allait venir ici en personne ? Aussitôt, une chanson lui revint en tête, une de celles qu’il se plaisait à chanter autrefois à la taverne de Dmitri :
Rabban, Rabban, sale gros abruti,
Tout ce que tu as dans le crâne c’est un fruit pourri.
Tu n’es qu’un tas de muscles, de graisse de lochon,
Tu serais déjà dans le trou s’il n’y avait pas le Baron !
Il ne put s’empêcher de sourire, mais détourna prudemment la tête. Il était impatient de retrouver le monstre infect face à face.
Rabban était accompagné d’une escorte si lourdement armée que Gurney eut du mal à ne pas éclater de rire. De quoi avait-il peur ? D’une pauvre bande d’esclaves affaiblis que l’on battait depuis des années et qui n’osaient même plus lever les yeux ?
Le lien de shigavrille mordait son poignet, lui rappelant qu’il suffirait d’un geste brusque pour l’entailler jusqu’à l’os. Enchaînés comme ils l’étaient, ils ne pouvaient que se montrer dociles et même respectueux devant Rabban.
Son voisin de chaîne était un vieil homme décharné aux longs membres qui avait l’apparence d’un insecte et souffrait de troubles psychomoteurs. Ses cheveux étaient réduits à quelques touffes rares et il s’agitait de façon spasmodique. Il n’avait pas conscience de ce qui se passait autour de lui et Gurney avait pitié de lui. Il connaîtrait le même destin s’il avait la malchance de vivre assez longtemps ici.
Rabban était en uniforme de cuir noir avec des épaulettes rembourrées. Le griffon bleu des Harkonnens décorait son torse volumineux, son ceinturon était serti de cuivre et ses bottes avaient un lustre impeccable. Il avait un casque noir miroitant qui projetait une ombre sur son visage rougi par le soleil. Il était armé d’un pistolet à aiguilles et d’un fouet de vinencre à l’aspect redoutable. Il devait s’en servir à la moindre occasion, songea Gurney, en examinant la longue tige à l’intérieur de laquelle circulait un fluide, comme le sang dans une artère. Ses épines dures se tordaient et se dardaient en réaction. Il savait que c’était une substance vénéneuse utilisée dans la teinture des tissus, mais qui provoquait des souffrance terribles.
Rabban ne prononça pas de discours : il n’était pas venu pour stimuler les prisonniers mais pour terroriser les contremaîtres afin qu’ils pressent jusqu’à la dernière goutte d’énergie de leurs esclaves. Il avait déjà visité les puits et il passait simplement en revue les prisonniers alignés, suivi du contremaître qui jacassait d’une voix étouffée par les filtres de ses narines.
— Nous avons fait tout ce qui était possible pour accroître la productivité, Seigneur Rabban. Nous les nourrissons au minimum pour qu’ils fonctionnent au mieux de leur potentiel. Leurs vêtements sont peu coûteux mais solides. Ils durent des années et nous les recyclons quand un prisonnier meurt.
Rabban gardait un visage de pierre.
— Nous pourrions installer des machines pour les tâches ordinaires. Cela augmenterait notre production…
Rabban le foudroya du regard.
— Notre objectif n’est pas simplement d’améliorer la production. Détruire ces hommes est tout aussi essentiel.
Il promena son regard d’animal sur eux, s’arrêta sur Gurney et son voisin, le vieil insecte tressautant et pathétique. D’un geste aussi rapide que fluide, il dégaina son pistolet à aiguille et tira. Le vieil homme eut le temps de croiser les bras pour se protéger. Le projectile d’argent lui traversa les poignets et se ficha dans son cœur. Il mourut dans l’instant et s’effondra sans un cri.
— Les gens diminués rongent nos ressources, commenta Rabban en avançant d’un pas.
Gurney n’eut pas le temps de réfléchir : il obéit à l’impulsion de l’instant. Il arracha la tunique du mort et l’enroula autour de son poignet pour empêcher le lien de shigavrille de lui scier la chair. Et il tira violemment avec un grondement de fureur. L’autre extrémité du lien trancha net le poignet du vieil homme. Utilisant alors la main sanglante comme une poignée, il bondit vers Rabban abasourdi en brandissant la shigavrille comme un garrot tranchant. Mais avant qu’il ait réussi à atteindre le cou de Rabban, l’autre esquiva avec une rapidité déconcertante, et Gurney, déséquilibré, ne parvint qu’à lui arracher son arme.
Le contremaître glapit en reculant. Rabban leva son fouet de vinencre et frappa Gurney à la mâchoire, manquant de peu son œil.
Gurney n’avait jamais imaginé pareille douleur. Le jus de la liane mordait ses nerfs comme un acide. Son cerveau explosa en un geyser de souffrance pure qui envahit le centre de son esprit, la base de sa conscience. Il lâcha la main visqueuse du mort qui dansa affreusement au bout du lien de shigavrille.
Il bascula en arrière tandis que les gardes se précipitaient.
Les autres prisonniers reculaient en hurlant. Une grêle de coups de botte s’abattit sur Gurney, mais Rabban leva la main pour leur intimer l’ordre d’arrêter.
Gurney se débattait dans l’incendie de la souffrance et le visage de Rabban était pour lui comme un phare trouble. Il allait être massacré mais il était encore rivé à l’unique force qui lui restait : sa haine pour cet Harkonnen, totale, aveuglante.
— Qui est cet homme ? Pourquoi est-il ici et pourquoi il m’a attaqué ?
Sous le regard mortel de Rabban, le contremaître balbutia :
— Je… Il va falloir que je consulte les dossiers, mon Seigneur.
— C’est cela. Trouvez-moi d’où il vient. (Rabban affichait un sourire réjoui.) Et voyez s’il a encore de la famille quelque part.
Les paroles de sa ballade insipide tournaient soudain dans l’esprit vacillant de Gurney : « Rabban, Rabban, sale gros abruti ».
Mais en regardant la face massive du neveu du Baron, il se dit que Glossu Rabban rirait le dernier.